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  • Photo du rédacteurOtto Scharmer

L’heure la plus sombre a lieu juste avant l’aube

Dernière mise à jour : 28 mars 2023


L’année 2020 a été très sombre pour beaucoup d’entre nous. Mais s’il est vrai que l’heure la plus sombre se situe juste avant l’aube, ce moment recèle également une profonde possibilité.


C’est en 1941, sans doute l’heure la plus sombre du siècle précédent, que les fondateurs des Nations Unies se mirent à envisager une nouvelle génération d’institutions multilatérales.

Et depuis 75 ans, les Nations unies ont co-façonné la collaboration internationale et le développement dans le monde entier.

Si nous vivons à nouveau aujourd’hui une période sombre du même acabit, à quoi ressemble l’aube émergente de notre siècle ?


(...)


D’une part, les gens souffrent. Depuis mai, 8 millions d’Américains ont glissé vers la pauvreté. Une famille sur sept n’a pas pu s’alimenter suffisamment au cours des sept derniers jours. Plus de 40 % des adultes ont déclaré en juin avoir des problèmes de santé mentale. Nous avons également constaté un profond changement dans la compréhension qu’ont les gens du racisme systémique. Un indicateur de ce changement est que le pourcentage d’Américains s’accordant à reconnaître qu’il y a « beaucoup de discrimination contre les Afro-Américains » est passé de 19% en 2013 à 50% en 2020. Cela ressemble à un changement radical.


Est-ce que cela va suffire ? Ou le pays va-t-il sombrer dans une période de chaos, de violence et de guerre civile ? En ce moment, ces deux possibilités très réelles sont en suspension dans l’air, notamment parce que des institutions dépassées comme le Collège électoral et le principe du « gagnant-rafle-toute-la-mise » placent des pays tels que les États-Unis dans une situation étrange de domination par une minorité gouvernante.


Avec cette chronique, je vous invite à prendre une profonde respiration, à vous détendre et à vous intéresser au moment présent du point de vue de l’aube, c’est-à-dire du point de vue d’un avenir émergent, de la transformation profonde que ce moment appelle.

Si nous voulons vraiment reconstruire en mieux, si nous voulons que ce moment donne naissance à un avenir différent du passé, quelles sont les capacités essentielles que nous devons acquérir et cultiver dès maintenant ?


Les trois conditions actuelles


Tout d’abord, quand bien même Donald Trump serait vaincu aux élections , la structure qui l’a créé — ou trumpisme — restera probablement en place, à moins que nous ne transformions les structures et les paradigmes sous-jacents de l’économie.


Nous avons toujours su que Trump n’était qu’un symptôme, une sorte de cadeau étrange, tout comme le coronavirus, pour nous faire prendre conscience de ce qui est brisé et ce dont nous devons prendre soin pour notre planète et entre nous. Mais cela signifie que le vrai travail, c’est-à-dire la transformation des structures sous-jacentes, ne fait que commencer.


Ce qui donne naissance au phénomène mondial du "trumpisme" peut être attribué à trois conditions clés :


- Une politique de post-vérité : semer la désinformation, le doute et le déni

- Des architectures de séparation : générer la polarisation, le communautarisme et la haine

- L’alimentation de la peur : amplifier l’anxiété, la dépression et les craintes


La post-vérité : semer la désinformation, le doute, le déni


C’est l’essence même de la politique de la post-vérité.

Le comportement du président Trump et l’industrie du déni climatique en sont deux exemples.

Selon le site de vérification des faits du Washington Post, le président a franchi en août dernier le cap des 22 000 mensonges et déclarations trompeuses durant son mandat.


Trump a commencé sa présidence en janvier 2017 en racontant en moyenne six mensonges par jour. Mais en août de cette année, sa moyenne quotidienne a dépassé les 50 mensonges.

Au moment où vous lisez ces lignes, il a probablement franchi le cap des 25 000 mensonges.

Tous ces mensonges lui ont-ils fait du mal ? Peu, pour la plupart. Pas aux yeux de ses plus fervents partisans.

L’ignorance ou la négation de la vérité est la caractéristique de la politique de la post-vérité.


Le second exemple, le déni climatique, est alimenté par plus de 500 millions de dollars provenant des frères Koch et de l’industrie des énergies fossiles. L’objectif stratégique : semer et amplifier le doute.

Bien qu’ils ne puissent réfuter directement les faits scientifiques ou nier le consensus de la communauté scientifique mondiale sur le climat, grâce à l’action amplificatrice des médias qu’ils possèdent ou contrôlent, ils sont capables de jeter le doute sur la science. C’est exactement ce qu’ils ont fait. En moins de dix ans, l’industrie du déni climatique a détourné l’opinion publique américaine des actions pro-climat (par exemple, la taxe sur le carbone). Leur stratégie a fonctionné.


L’état de confusion et de déni collectif accru que nous connaissons aujourd’hui est le résultat direct de cet état de post-vérité.

Il règne un sentiment collectif selon lequel personne ne peut se fier à quoi que ce soit ou à qui que ce soit, ce qui revient à personne ne peut rien savoir.

En d’autres termes, l’environnement est parfait pour que les forces anti-libérales ou anti-démocratiques mènent des politiques servant le petit nombre au détriment de l’ensemble.

Par exemple, les énormes réductions d’impôts profitant surtout aux milliardaires, le démantèlement de l’Agence de protection de l’environnement par la nomination d’un lobbyiste du charbon à sa tête, ou la polarisation créée par la désinformation au sujet du coronavirus.


Le comportement public qui résulte de cette première condition est le déni collectif. Le déni est ce qui permet à Trump de prétendre par exemple que nous avons “tourné le dos” à la pandémie la semaine même où les infections ont atteint des records historiques.


Le déni empêche le public américain et la classe politique à Washington de faire les liens — faire le lien, par exemple, entre les incendies apocalyptiques de la côte ouest et le nombre record d’ouragans dans le sud-est, avec comme condition sous-jacente le réchauffement climatique. C’est à cela que ressemble le déni collectif en 2020. Sommes-nous en train de nous réveiller ?


Si nous avons une seule leçon à tirer des conséquences catastrophiques de la pandémie aux États-Unis et au Brésil c’est que le déni n’est pas une stratégie.


Plus longtemps on entretient le déni, plus dure est la chute. Si, jusqu’à présent, Trump a réussi à externaliser la plupart des souffrances à d’autres (en grande partie les personnes de couleur), il semble qu’avec cette élection, la boucle de rétroaction va mettre en lumière le propos de Lincoln selon lequel on ne peut pas tromper tout le monde tout le temps.


La post-démocratie : Amplifier les architectures de séparation


Les architectures de séparation amplifient la polarisation, le communautarisme et la haine. À l’instar de la politique post-vérité, ces architectures de séparation sont observables dans le monde entier.

De nombreuses sociétés ont déjà éclaté en sous-communautés hostiles et divisées, devenues incapables de se parler.

Deux exemples spécifiques de ces structures de séparation sont

1/ les bulles filtrantes créées par les médias sociaux

2/ la question de la domination par la minorité aux États-Unis.


Les bulles filtrantes sont le fruit des algorithmes qui déterminent le contenu de nos fils sur les réseaux sociaux. Pour une présentation claire de ce phénomène, je vous invite à regarder les documentaires The Social Dilemma et The Great Hack (sur Netflix).

Ces algorithmes sont conçus pour maximiser l’engagement de l’utilisateur (le scotcher à son écran) en activant ses sentiments de haine, de colère et de peur.


Le problème de fond que cela pose est ce que Shoshana Zuboff, à Harvard, appelle l’inégalité épistémologique.

Il faut considérer les utilisateurs et les entreprises des médias sociaux comme séparés par un miroir sans tain : les médias voient tout de leurs utilisateurs, mais les utilisateurs ne voient rien de ce que les entreprises font de leurs données personnelles. Telle est la réalité des médias sociaux aujourd’hui.

C’est ce qu’affirme Tristan Harris, ancien éthicien au département design chez Google :

« Imaginez que vous entrez dans une salle de contrôle contenant une centaine de personnes penchées devant de petits cadrans, et que cette salle de contrôle va façonner les pensées et les sentiments d’un milliard de personnes. Cela peut sembler être de la science-fiction, mais c’est une réalité aujourd’hui. Je le sais parce que j’ai été dans une de ces salles de contrôle. [C’est important] parce que ce dont nous ne parlons pas, c’est qu’une poignée de personnes […] par leurs choix, vont orienter ce qu’un milliard de personnes pensent. »

Le miroir sans tain — c’est-à-dire l’asymétrie massive du pouvoir en faveur d’une poignée de personnes située à l’intérieur de la salle de contrôle et au détriment des milliards d’entre nous à en être exclus — est le résultat d’une prise de pouvoir illégitime par les sociétés de Big Tech et de Big Data.

Ces entreprises ont pris possession des données des utilisateurs et les ont transformées en profit grâce à des analyses de données sophistiquées. Elles peuvent effectivement manipuler le comportement des utilisateurs en masse, ce qui est précisément le service hautement lucratif qu’elles vendent.


Si ce modèle commercial fonctionne pour des entreprises de Big Tech qui pèsent des billions de dollars, comme Facebook et Google, il ne fonctionne pas bien du tout pour le reste d’entre nous, c’est-à-dire la société dans son ensemble.


Parmi les effets secondaires toxiques, citons l’érosion de la démocratie, la disparition des médias indépendants, l’augmentation des crimes haineux, la montée de la violence contre les migrants et de terribles problèmes de santé mentale, en particulier chez les jeunes. Le problème central qui se pose ici est la production en masse de la stigmatisation de l’autre.


Alors, la technologie est-elle le problème ? Non, elle ne l’est pas. Le problème est l’intention et l’attention à partir desquelles nous concevons, diffusons et déployons la technologie.

La question du pouvoir minoritaire est un autre facteur qui joue dans la polarisation et l’extrémisme.


Le président Trump a perdu le vote populaire en 2016 par 2,5 millions de voix, mais il a nommé trois juges à la Cour suprême depuis. Ces trois juges ont été confirmés par une majorité du Sénat qui a également perdu le vote populaire en 2016 et en 2018.

Cela a produit, et continuera de produire, des décisions historiques qui négligent les opinions et les sentiments de la majorité de l’électorat. Comment cela est-il possible ?


Comment un parti, comme le GOP, peut-il diriger le pays sans même essayer de faire appel à la majorité des électeurs américains ? C’est là l’autre partie de l’équation qui alimente la polarisation et le communautarisme.


Peut-être pensez-vous qu’il s’agit d’un problème américain, que votre propre pays ne fonctionne pas de cette façon. Permettez-moi de mettre cela en doute. La domination par une minorité s’observe dans de nombreux pays aujourd’hui, y compris la plupart de nos démocraties. Le processus politique est régulièrement détourné par l’influence démesurée de groupes d’intérêts particuliers, ce qui résulte dans des décisions souvent opposées aux vues et intérêts de la majorité de l’électorat. L’Amérique d’aujourd’hui n’est qu’un exemple très visible d’une situation que l’on retrouve dans nombre de pays.


La post-humanité : Alimenter le fanatisme et la peur


Lorsque la politique et le monde des affaires amplifient la peur, la colère et le fanatisme des gens, ceux-ci ont tendance à ne plus ressentir d’autres émotions normales.

Comme le dit ma collègue Antoinette Klatzky :

« Lorsque nous cessons de ressentir, nous perdons la compassion et le lien avec la souffrance humaine et la liberté. Lorsque nous faisons appel à nos capacités humaines uniques de ressentir, nous pouvons accéder au monde que nous savons être possible. C’est pourquoi le mouvement Black Lives Matter est si important — il nous rappelle l’importance des vies humaines, en particulier celles qui sont les premières à être rejetées de nos capteurs sensibles lorsque nous nous coupons de notre humanité. »

L’élection de Donald Trump en 2016 est l’exemple édifiant d’une stratégie basée sur l’entretien de la peur, de la colère et du fanatisme. Le grand nombre de problèmes psychiques causé par l’incertitude, le stress et l’anxiété en est un autre exemple.


Comme mentionné précédemment, en juin de cette année plus de 40 % des adultes aux États-Unis ont déclaré avoir des problèmes de santé mentale. Et plus d’un quart des jeunes adultes américains ont déclaré avoir sérieusement envisagé le suicide. Plus d’un quart des jeunes adultes !


Quel est le phénomène profond en cause ici ? Qu’est-ce qui fait le succès des stratégies basées sur l’amplification de la colère et de la peur ? Qu’est-ce que cela signifie que tant de personnes luttent contre des symptômes de dépression et d’anxiété ?


Ces questions complexes devraient bien sûr être approfondies, mais il y a au moins deux choses qui me semblent claires. La première est que, selon les études, la peur, la dépression et les troubles liés à l’anxiété se développent proportionnellement à l’utilisation des médias sociaux.

Plus l’on consomme de médias sociaux, plus l’on est en danger, surtout les jeunes.

La seconde est que pour contrer l’anxiété et la peur, on doit se relier au sens et à l’intention, et se ressentir soi-même en capacité d’agir pour donner naissance à nos intentions. C’est une chose que nous appelons ici la confiance-action, que j’explore plus loin.




Trois capacités fondamentales pour transformer le "trumpisme"


Afin de transformer ces conditions actuelles, nous devons activer et incarner trois capacités essentielles :


- Écouter avec humilité : laisser la réalité nous parler

- Construire des architectures de connexion : Co-sentir les champs sociaux

- Activer la confiance-action : Agir à partir du champ du futur


Ces trois capacités sont des éléments clés pour acquérir la culture de la transformation qu’appelle notre époque.


Développer une culture de la transformation met les systèmes en capacité de répondre aux bouleversements, par-delà une simple optimisation du statu quo, c’est-à-dire en capacité de co-sentir et co-façonner les opportunités futures à mesure qu’elles émergent.


Cette capacité se fonde sur l’écoute profonde, la perception sensible des champs sociaux et l’activation de la confiance-action qui permet de catalyser une action collective découlant d’une compréhension partagée et d’une conscience de l’ensemble.






Écouter avec humilité : Laisser la réalité nous parler


Transformer la post-vérité exige que nous approfondissions notre écoute dans un esprit d’humilité, que nous suspendions nos habitudes de jugement pour « laisser les données nous parler ». C’est ainsi que mon mentor Ed Schein résume l’essence de la science.

Ou, comme George Por le suggère en référence aux travaux de Nora Bateson : « Laissez les données sensibles[1] nous parler ».

La pandémie nous enseigne puissamment cette humilité épistémologique. Tous les pays dirigés par des hommes qui tournent le dos à la science et n’ont pas l’humilité d’écouter ce que le virus nous apprend font des ravages sur les citoyens et les économies dont ils ont la responsabilité.


Aux États-Unis, les dommages économiques liés à la pandémie ont été récemment évalués à 16 000 milliards de dollars. Tel est le prix à payer lorsqu’on néglige cette profonde capacité humaine de l’écoute humble.

La plupart des échecs cuisants des dirigeants se résument à la même cause racine : des leaders qui se sont déconnectés de l’environnement imprévisible auquel ils sont confrontés — autrement dit, qui n’écoutent pas.


Le monde de la post-vérité exige que nous allions plus loin que rétablir les vertus de l’écoute active. Il exige que nous cultivions notre écoute à trois niveaux.


Un, l’écoute factuelle : remarquer les données divergentes, ce qui nous surprend, ce qui est nouveau.


Deux, l’écoute empathique : sentir une situation depuis le point de vue de l’autre, depuis l’extérieur de notre propre bulle, et pas seulement depuis notre propre angle ou silo.


Trois, l’écoute générative : écouter à partir d’un lieu de calme intérieur qui permet à notre attention de fonctionner comme un espace contenant favorisant l’accueil et la manifestation des possibilités futures émergentes.


Les dirigeants et les acteurs de changement qui opèrent dans un monde de post-vérité doivent se poser cette question :

Quel que soit ce à quoi la réalité me confronte, suis-je capable d’écouter avec une profonde humilité ?


Puis-je écouter depuis l’extérieur de ma bulle ?


Construire des architectures de connexion : Co-sentir les champs sociaux


Transformer ce qu’on appelle ici les Architectures de séparation exige que nous imaginions, construisions et cultivions collectivement des Architectures de connexion, lesquelles forment des espaces contenants permettant aux divers acteurs de se relier par-delà les limites de leurs institutions, intérêts, opinions politiques et visions du monde.


Construire ces nouvelles infrastructures civiques et ces profondes capacités de guérison et de renouveau de la démocratie pourrait bien être à la fois le plus important défi et la plus grande opportunité de notre époque.


Quels que soient notre travail et notre type d’organisation, pour réussir nos projets nous devons réunir divers partenaires capables de travailler ensemble.


Ceci est valable pour tous les dirigeants de tous les secteurs — entreprises privées, affaires publiques, ONG, organisations internationales — avec lesquels j’ai travaillé ces dernières années.


En quoi consiste cet enjeu du leadership en réseau ? Il se résume à un fait très simple : si nous ne pouvons pas sentir et voir à quoi ressemble la réalité du point de vue des partenaires et parties prenantes avec lesquels nous travaillons, alors c’est comme nous pilotions un avion sans instruments de navigation.


Pour relever le défi, il faut voir et sentir le champ social de l’organisation. Un champ social est un système social — c’est-à-dire un ensemble de collaborateurs — ressenti depuis toutes les directions, et pas seulement depuis l’intérieur de notre propre bulle ou silo.


Nous opérons tous à l’intérieur de champs sociaux. Tous.

La question que nous devons nous poser est la suivante : Sommes-nous capables de sentir véritablement notre champ social depuis ses lisières, depuis les points de vue et l’expérience de tous les collaborateurs du champ en question, y compris les plus marginalisés ?


Depuis une ou deux décennies, le terme « désert alimentaire » est utilisé aux États-Unis pour décrire les régions qui n’ont plus accès à une nourriture à la fois abordable et nutritive, en particulier les fruits et légumes.

De la même façon nous voyons se développer de plus en plus de « déserts d’espaces contenants » — des endroits où les citoyens et leurs institutions n’ont pas accès à des niveaux profonds d’écoute et de conversation.

La disparition des médias locaux indépendants et la polarisation des communautés ne sont que deux symptômes de ce large état de chose.


La plupart des sociétés sont confrontées à cette question importante : Comment pouvons-nous construire et reconstruire nos infrastructures citoyennes pour créer des liens profonds et des relations co-créatives autour des communs environnementaux, sociaux et culturels ?


Comment pouvons-nous construire ces relations profondes, non pas autour d’idéologies, mais autour des enjeux réels auxquels nous sommes confrontés ?


Activer la confiance-action : Agir à partir du futur


Transformer la troisième condition — celle de la post-humanité qui alimente le fanatisme et la peur — nous demande d’activer à un niveau profond ce qu’être un être humain signifie, c’est-à-dire notre capacité à sentir et actualiser le futur tandis qu’il émerge.


Les êtres humains sont la seule espèce sur terre capable d’anticiper le futur et de travailler à transformer les modèles de comportement individuels et collectifs. Si nous portons notre attention collective sur quelque chose, comme nous l’avons fait pour la pandémie cette année, nous sommes capables d’infléchir la courbe de notre comportement collectif.


Cette capacité, que nous appelons ici la confiance-action, opère à partir de l’essence même de notre humanité.


Où que vous en soyez dans cette année 2020, il y a de fortes chances que vous ayez éprouvé des perturbations : le sentiment que quelque chose s’achève, se meurt, et qu’autre chose cherche à naître.


Ce qui se meurt est souvent plus clair que ce qui veut naître.


Mais la chose la plus floue est comment passer d’un point à l’autre, comment sentir et actualiser le futur qui émerge.

Que faudra-t-il pour nous que nous dépassions l’état actuel des choses et nous mettions à refaçonner le futur à mesure qu’il advient ?


Il faudra un changement profond de conscience :

passer du cycle de l’absencing amplifié par le doute et la désinformation (esprit fermé), des architectures de séparation (cœur fermé) et de l’entretien de la peur (volonté fermée), au cycle du presencing en cultivant les conditions intérieures procédant de l’écoute humble (esprit ouvert), du ressentir du champ social (cœur ouvert) et de l’activation de la confiance-action (volonté ouverte).


Voici deux questions que nous devons nous poser :


En tant qu’individu, suis-je prêt à lâcher ce qui me retient — c’est-à-dire tout ce qui n’est pas essentiel — et à laisser venir ce qui veut émerger, c’est-à-dire à marcher dans l’inconnu ?


Et, en tant que collectif, sommes-nous prêts à lâcher les anciennes façons d’innover — à savoir optimiser le statu quo –, pour nous ouvrir à une ré-imagination et un remodelage plus radicaux des architectures de connexion ?


Derrière cette question j’imagine de nouvelles formes d’engagement civil et intersectoriel, que tout un chacun pourra ensuite reproduire dans sa propre organisation, sa ville, son village ou son écosystème.


À quoi ressembleraient ces infrastructures apprenantes profondes vouées à transformer et régénérer nos économies, nos démocraties et nos systèmes éducatifs et médiatiques ?


Démocratiser l’accès à la culture de la transformation


J’ai passé les vingt-cinq dernières années de ma vie professionnelle, en tant que chercheur par l’action au MIT, à explorer ces questions en faisant — c’est-à-dire en menant des expériences pratiques avec des entreprises, des institutions publiques, des ONG et des organisations internationales.

Au cours de cette période, mes collègues et moi-même au Presencing Institute, avons appris une chose ou deux sur les façons d’activer le changement.


La plupart des personnes qui se sont immergées dans cette activité s’accordent sur une chose : si l’on souhaite voir un système se transformer, on a besoin d’une structure de soutien qui aide les personnes clés dans leurs efforts à s’aider les uns les autres.


Le changement profond nécessite le soutien d’une infrastructure apprenante transformationnelle.


Nous avons également appris que si l’on veut créer un espace contenant pour l’innovation et le changement profonds, on doit offrir des terrains de pratique — soit des environnements protégés où les gens peuvent explorer l’avenir en faisant.


Nous avons constaté que les méthodologies basées sur les arts sociaux, comme le Théâtre de présence sociale, sont un ingrédient essentiel de ces terrains de pratique.


Avec l’année 2020 en général, nous entrons dans une décennie cruciale pour la planète. Le succès ou l’échec de nos efforts déterminera le sort de la population et de la planète pour le reste de ce siècle et au-delà.


Nous pouvons choisir de relever le défi, ou d’accepter le statu quo.

La transformation qui nous attend exige de ré-imaginer et remodeler notre civilisation, c’est-à-dire notre façon de vivre et de travailler ensemble. Ni plus, ni moins.


Nous devons développer une culture de la transformation à l’échelle qui s’impose aujourd’hui, dans chaque ville, chaque village, chaque organisation, chaque communauté.





- Ré-imaginer les établissements pédagogiques sur la base d’un apprentissage holistique des systèmes et du soi


- Faire progresser les démocraties en mettant en place des structures de gouvernance distributives, dialogiques et directes


- Transformer les économies en les faisant passer d’un fonctionnement égo-systémique à une conscience éco-systémique, c’est-à-dire cesser de se mettre au service de quelques-uns, pour se mettre au service du bien de tous. De tous les êtres vivants.

Toute transformation nécessite un voyage — un voyage extérieur et un voyage intérieur, qui ont tous deux besoin d’une structure de soutien adéquate.

Mes collègues et moi-même au Presencing Institute et au MIT, prototypons de différentes façons une infrastructure apprenante de ce type.


Avec le MITx u.lab, par exemple, nous avons créé une plateforme et un vaste écosystème au service de l’innovation sociétale, qui a réuni à ce jour 180 000 participants.


Dans le cadre du Voyage GAIA, une infrastructure apprenante créée sur le vif en mars 2020 en réponse à la crise du Coronavirus, nous avons accompagné 13 000 participants dans un processus de quatre mois.

Avec les SDG Leadership Labs, nous aidons les équipes nationales des Nations Unies à collaborer avec des partenaires extérieurs clés en vue d’atteindre les Objectifs de Développement Durable.


Nous avons appris qu’il est possible de créer de vastes innovations transformationnelles et environnements apprenants en combinant plateformes numériques et technologies de leadership basées sur la conscience.


Mais cela nécessite un espace contenant très intentionnel, des méthodes et des outils bien développés, ainsi qu’une orchestration à l’échelle de l’écosystème.


Malgré tout cela, nos efforts, qui touchent à ce jour 200 000 acteurs du changement, sont infimes par rapport à l’ampleur des défis auxquels l’humanité est confrontée.

Par conséquent nous devons nous demander comment ces environnements apprenants pourraient passer à l’échelle ?


Les lieux de démarrage les plus directs sont nos propres institutions pédagogiques : les écoles et les universités.

En tant que contribuables et en tant que sociétés, nous finançons des établissements d’enseignement parce que nous souhaitons qu’ils fonctionnent comme des lieux où l’on peut apprendre, réfléchir et permettre aux sociétés de réfléchir sur elles-mêmes.


Le problème est que notre système éducatif actuel est coincé dans un vieux paradigme pédagogique.


Le point aveugle de nos institutions d’enseignement actuelles concerne la culture de la transformation.


Cela est vrai tant pour les universités que pour les écoles. Pourtant, lorsque vous parlez aux entreprises, vous apprenez que la capacité à la transformation est une compétence rare que nombre d’organisations ont du mal à développer au sein de leurs équipes.


C’est donc là que se situe le défi sociétal.


La demande existe de la part des organisations.

Mais l’offre, c’est-à-dire nos établissements d’enseignement, n’y répond pas.


C’est la raison pour laquelle le Presencing Institute lance une initiative appelée School for Transformation (l’École de la transformation).

Nous allons créer des modules, des méthodes et des outils en vue de développer une culture de la transformation à grande échelle, qui sera aisément reproductible dans les écoles, les universités, les entreprises, les organisations du secteur public, les ONG et les communautés citoyennes.


L’École de la transformation servira d’infrastructure pour soutenir le voyage vers le renouveau civil et civilisationnel.


En tant que telle, l’école prototypera à petite échelle un nouveau format possible pour l’université du futur.


Transformer la science, l’esthétique et l’éthique


Dans cet esprit, permettez-moi de conclure en revenant à une terminologie plus ancienne qui décrit de manière plus classique les trois capacités évoquées ci-dessus.


Nous avons parlé d’écouter et laisser les données nous parler, de sentir le champ social et d’activer la confiance et l’action.


Une façon plus traditionnelle de se référer à ces capacités et vertus est de parler de vérité, de beauté et de bonté, ou encore, respectivement, de science, d’esthétique et d’éthique.


(...)

Pour traiter ces problématiques de fond nous devons faire progresser les concepts mêmes de science, d’esthétique et d’éthique qui sous-tendent nos formes civilisationnelles actuelles et les intégrer au cœur de la nouvelle université.


Faire progresser la science signifie passer de la science traditionnelle à une science du changement systémique basé sur la conscience qui rassemble les données et les observations collectées depuis trois points de vue : première personne, deuxième personne et troisième personne ; c’est-à-dire une science qui écoute à la fois les données conventionnelles et les données sensibles.

Une réponse efficace à l’état de post-vérité nécessite de nouvelles infrastructures d’apprentissage qui donnent à chacun l’accès aux méthodes et aux outils d’écoute et de dialogue profonds.


Faire progresser l’esthétique signifie revenir aux origines grecques du mot esthétique — signifiant percevoir avec tous ses sens — et appliquer cette compréhension à sentir les résonances de nos champs sociaux dans nos environnements quotidiens.

Une réponse efficace à la post-démocratie exige que nous construisions de nouvelles infrastructures civiques qui nous permettent de co-sentir les systèmes dans leur ensemble en activant tous les sens du champ social élargi.


Enfin, faire progresser les concepts de l’éthique signifie dépasser les cadres éthiques brisés pour créer des environnements de haute qualité permettant aux gens de réfléchir à leurs sources profondes de créativité et à leur soi.


Mon expérience est que, lorsque vous offrez des environnements de développement intérieur de qualité, les gens sont émerveillés par ce qui s’ouvre à eux.


La source de l’action éthique existe déjà en chacun de nous. Une réponse efficace à l’état de post-humanité exige que nous construisions de nouveaux systèmes de gouvernance économique qui reconnectent l’intentionnalité des individus à l’évolution de l’activité économique à l’échelle du système entier.


Pour moi, l’essence de l’université du 21ème siècle c’est réunir la recherche, l’enseignement et la transformation de la société et du soi.

Pour être à la hauteur de cela, nous devons faire évoluer les concepts de science, d’esthétique et d’éthique, comme exprimé ci-dessus.

Car, dépourvue de ces dimensions éthique et esthétique, la nouvelle université ne ferait que répliquer l’écart qui sépare le connaître et l’agir, au lieu de le transformer.


U.school For Transformation




Le fond du problème est que nous avons besoin de nouvelles infrastructures civiques et apprenantes qui démocratisent l’accès aux capacités fondamentales de la transformation.


C’est le moment de lancer des initiatives audacieuses ;-)


Les élections américaines s’inscrivent dans un mouvement d’éveil citoyen mondial qui comprend déjà diverses petites pousses dans toutes les régions, comme le vote populaire massif en faveur d’une nouvelle constitution au Chili, les élections démocratiques en Bolivie, ou le mouvement des femmes en Pologne.


Il est temps pour nous tous de nous montrer à la hauteur de la situation. Le véritable travail de cette décennie de transformation commence MAINTENANT


Article extrait d'un plus long article de Otto Scharmer ( qui traite aussi de l'élection américaine)

article originel par Otto Scharmer, 30 octobre 2020 (traduction par Anna Matard et Agathe Peltereau-Villeneuve)


Pour aller plus loin :

u.school For Transformation — quelques premiers éléments

Awareness-Based Action Research (la recherche-action basée sur la conscience)

Theory U (Théorie U)

Turning Toward Our Blind Spot: Shadow As Source For Transformation (Nous tourner vers notre point aveugle : l’ombre comme source de transformation)




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